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L’IMPAIR : Chapitre #28

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Les premiers mois de grossesse se passent plutôt bien, même si je suis malade, comme une grande partie des femmes enceintes au premier trimestre, et aussi stressée au quotidien que tout cela s’arrête brutalement.

Mais de partager cet heureux événement avec notre entourage me rassure énormément. Nos amis sont heureux, nos familles aussi, et tout cela nous porte.

De mon côté, je suis heureuse, mais je peine à réaliser ce qui nous arrive. J’ai tant désiré, imaginé ce moment, et pourtant je n’arrive pas à percuter que dans mon ventre il y a un petit être que nous aurons dans nos bras et dans notre vie pour toujours. C’est un sentiment si étrange, si nouveau, indescriptible. Un mélange de bonheur absolu, de plénitude, mais d’angoisse aussi.

Aurore, elle, est encore plus loin de tout cela. Elle n’arrive pas du tout à enregistrer cette information. C’est souvent moi qui parle de la grossesse. Elle ne la nie pas bien entendu, elle est heureuse aussi, mais elle ne réalise vraiment pas. Je crois qu’à ses yeux aussi, il lui faut un temps pour accepter que je ne serai plus uniquement Marie-Clémence, sa femme, mais que je serai aussi une mère. Elle m’a rencontrée alors que je n’avais que 21 ans, j’étais une gamine, et aujourd’hui je vais être maman. C’est un peu fou, la vie.

En février 2018, je perds mon grand-père. Notre peine à tous est immense et même si nous étions tous préparés à cette nouvelle, le départ d’un proche bouleverse toujours une famille et nous ramène chacun à réfléchir à la relation que nous entretenions avec cette personne.

Je suis triste, et je regrette énormément ces dernières années sans avoir eu de réel contact avec lui. Je suis triste car j’aurai aimé que les choses soient différentes. J’aurai aimé passer plus de temps avec lui, qu’il soit au courant pour ma grossesse, qu’il rencontre son arrière-petite-fille. J’aurai aimé que nous ayons le temps de mieux nous comprendre. Mais la vie est faite ainsi, je ne pouvais pas forcer les choses, je ne pouvais pas lui demander, leur demander à tous les deux avec ma grand-mère de remettre en question tout leur mode de pensée acquis depuis des décennies.

Alors je prie, beaucoup, je lui parle, intérieurement. Et j’espère que maintenant, de là où il est, il me comprend.

Les obsèques sont une épreuve, une journée qui a laissé une marque à vif encore pour moi. Ma grand-mère, elle-même évidemment bouleversée par la perte de l’homme de sa vie, reste bloquée sur ma relation avec Aurore. Elle signifie bien à mes parents qu’elle ne souhaite pas qu’elle soit présente aux obsèques, ni même, et surtout, que son nom apparaisse sur les annonces de décès publiques. Mes parents assistent, désemparés, à tout ça. Ce n’est absolument pas le moment de parler de ma relation avec Aurore et pourtant elle en parle. Peut-être pour ne pas trop penser à son deuil, je ne sais pas. Evidemment, je n’ai jamais envisagé qu’Aurore puisse être présente. Même si je lui avais demandé de m’accompagner, elle n’aurait pas voulu. Ne serait-ce que pour ma mère. Elle compatissait totalement à sa peine, surtout avec ce qu’elle-même venait de vivre ces derniers mois, et elle voulait juste être la plus discrète possible, ne surtout pas être la cause d’un malaise pour ma mère alors qu’elle est en plein deuil. Je n’ai jamais demandé ni même imaginé non plus que son nom puisse apparaître sur un faire-part, je m’en moquais, c’est matériel, superficiel. Cela me désole qu’une fois de plus ma situation perturbe un événement familial. Je n’ai rien demandé.

La question se pose très vite de ma présence à moi aux obsèques. Je ne me vois absolument pas ne pas être là pour ce dernier adieu. Mais je suis enceinte de bientôt quatre mois, et cela commence à se voir. Il est hors de question que ma grand-mère l’apprenne, elle exploserait. Ce n’est pas le moment d’infliger ça à tout le monde. J’espère donc qu’elle ne le verra pas.

Le jour de l’enterrement, j’enfile une robe noire. Mon ventre se voit trop, je suis serrée dedans. Je mets un gros pull noir par dessus, ample, et mon manteau. On ne le voit plus.

Le contact avec ma grand-mère est froid. Evidemment les circonstances ne prêtent pas à des retrouvailles chaleureuses, mais je garde mes distances. Je ne veux pas de problèmes.

Ma petite soeur, enceinte aussi, a déjà un petit ventre bien visible. C’est une très belle femme enceinte, et elle fait vite l’objet de toutes les attentions. Chacun vient la féliciter, les mains se posent sur son ventre.

La situation est un peu surréaliste. J’ai envie de pleurer. Je m’affaire à servir tout le monde avec les petits-fours, les boissons. J’essaie de ne pas penser à la situation qui est profondément injuste. Je voudrais moi aussi pouvoir être aux côtés de ma petite soeur et parler de ma grossesse. Je l’envie tellement.

Ce n’est la faute de personne. Pas celle de mes parents, pas celle de ma grand-mère qui n’est même pas au courant. La faute à personne. On fait chacun avec ce qu’on a, on fait avec une situation, une circonstance qui nous est donnée à cet instant.

Et cet instant se situe en 2018 où je cache ma grossesse en public parce que je suis en couple avec une femme.

Je m’assois un instant et je touche discrètement mon ventre. Pour la première fois depuis le début de la grossesse je réalise.

Je réalise que ce n’est pas que moi que je cache aujourd’hui. C’est mon bébé. Cet enfant dans mon ventre n’est pas encore né que je lui interdis déjà de se montrer.

Je m’en veux énormément.

Je n’ai pas le droit de lui infliger ça.

Toutes les décisions que j’ai prises depuis bientôt dix ans avec Aurore, je les ai prises pour moi. Pour elle et moi. Mais aujourd’hui, c’est ma responsabilité de donner une place à cet enfant. Qui n’a rien demandé. Et je veux qu’il arrive dans un monde où il n’aura pas besoin de se cacher sous prétexte qu’il a deux mamans.

En fait, je réalise ce jour-là que j’ai un bébé dans le ventre. Une âme, une personne. Ce déclic dont j’avais besoin.

Lorsque tout le monde quitte la maison, j’enlève enfin ce gros pull et j’ai l’impression que mon ventre explose.

Mes frères et soeurs viennent tout de suite à moi pour m’apporter leur soutien, chacun à leur manière. Nous en rions presque, comme si je m’étais déguisée toute la journée. Mon ventre est encore plus visible que le matin même, comme si, à l’intérieur aussi, il se montrait.

Mon frère me dit même en plaisantant : “Tu fais l’opposé d’un déni de grossesse, toi !” C’est exactement ça. Mon ventre est énorme d’un coup.

Sur le moment, cette journée fut difficile, mais avant tout parce que j’enterrais mon grand-père. Ce n’est qu’après, dans les semaines qui ont suivi, que j’ai commencé à repenser à tout cela avec un réel malaise. Aujourd’hui encore, maintenant que je tiens dans mes bras mon enfant, et même s’il n’a pas eu conscience de tout cela dans mon ventre, je m’en veux de lui avoir imposé de se cacher.

Dans les semaines qui ont suivi, j’ai repris mon énergie et me suis concentrée sur ma grossesse. Je ressens à la fois un amour infini déjà pour mon bébé, et en même temps j’ai une peur bleue de ne pas être à la hauteur. Malgré le fait que mes parents acceptent bien la nouvelle, j’ai toujours ce goût amer, cette sensation de faire quelque chose de mal, comme une enfant qui fait un grosse bêtise. Cela ne vient pas d’eux car ils ne marquent aucune différence entre ma soeur et moi. Cette impression est ancrée en moi car même si j’ai concrétisé un désir mûrement réfléchi, je peine à me trouver crédible en tant que future maman, parce que j’ai fait les choses hors des schémas que je connaissais. Des images pré-formatées qu’on nous a appris enfants et qui reviennent souvent.

Je crois que ce qui fait de cette période un moment si particulier, c’est aussi qu’en réalité, je deviens un peu adulte. Je construis ma propre famille. C’est mon frère qui me dit cela un jour, alors que nous abordions encore une fois ces éternels conflits familiaux. Il m’a expliqué que je devais me concentrer sur Aurore, mon bébé et moi. Qu’à présent, ma famille, ce sont eux. Que mes parents et mes frères et soeurs feront bien sûr toujours partie de ma vie, mais que je dois apprendre à me détacher et à devenir adulte.

Ne plus vivre au travers du regard de mes parents. Ne plus m’interroger, à chaque fois que je fais quelque chose, sur le fait que cela leur plaira ou non. C’est bien la plus grande différence entre mes frères et soeurs et moi. A chaque fois que j’ai pris une décision, de mes études, mon métier, ou même ma relation amoureuse, je me suis toujours sentie obligée de leur en parler tout de suite, comme si je recherchais leur approbation. Et bien évidemment, comme je n’ai pas toujours fait des choix qu’ils auraient souhaités pour moi, j’ai tendu le bâton pour me faire battre et j’ai eu la sensation de les décevoir. Alors que mes frères et soeurs ont, je crois, une plus grande indépendance. Ils font leurs choix et si les parents les interrogent, alors ils en parlent, sinon, ils considèrent que ça ne les regarde pas.

Ce qui m’aide à grandir, c’est de commencer à sentir ce petit être qui bouge dans mon ventre. Et ce petit être est une petite fille. Nous en avons eu la confirmation. Je n’avais aucune préférence, j’aurai été tout autant heureuse d’avoir un petit garçon. Mais d’avoir une fille me rajoute une petite pression supplémentaire. Je sais si bien tout ce qui attend une femme tout au long de sa vie, les plus belles choses comme les plus difficiles.

Aurore avance aussi de son côté. Mon ventre s’arrondit de plus en plus, et on distingue les premiers mouvements de bébé. Elle réalise à ce moment là qu’il est possible d’aimer quelqu’un que l’on ne connaît pas encore : son enfant. Notre fille réagit à sa voix, donne des coups, elles communiquent. C’est magique. J’ai hâte qu’elle arrive pour qu’Aurore ressente ce bonheur de la maternité. Je suis sûre au fond de moi qu’elle trouvera sa place. Car Aurore a peur depuis toujours de ne pas réussir à trouver son rôle dans la vie de cet enfant. Je suis sûre qu’elle sera une mère incroyable. J’ai hâte qu’elle la fasse rire comme elle me fait rire, qu’elle la fasse se sentir belle, forte, comme elle a toujours su me porter.

Je veux qu’avec Aurore, nous donnions toute notre énergie, tout notre amour à cette petite fille pour l’aider à devenir plus tard une femme libre. Juste libre. Le reste suivra.

Juillet 2018. La rencontre.

 

Merci de me lire et de me suivre, vous êtes toujours plus nombreux, c’est un bonheur ❤

MC

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